L'art de mesurer la taille des grains interstellaires : ce que révèle JWST

Résultat scientifique

Grâce à la spectroscopie multi-instruments du télescope spatial James Webb, et à l'aide de modèles et d’expériences d'astrophysique de laboratoire, une équipe internationale a pu démontrer une croissance précoce des grains interstellaires jusqu’à des tailles microniques dans les régions les plus sombres et les plus froides d'un nuage moléculaire jusqu'à présent mesuré. Cette étude, impliquant notamment l’Institut des sciences moléculaires d'Orsay et le laboratoire Physique des interactions ioniques et moléculaires, a été publiée dans la revue Nature Astronomy.

Les nuages de gaz et de poussière dans la Galaxie sont le berceau où naissent les étoiles et les systèmes planétaires. Durant leur voyage depuis le milieu interstellaire diffus, en passant par les nuages moléculaires, jusqu'aux disques protoplanétaires, les grains de poussière froide acquièrent un manteau moléculaire par accrétion et chimie de surface. Ces "grains glacés" ainsi formés évoluent en permanence et peuvent grossir sous l'influence des mécanismes de collision et d'agrégation dans les régions denses et froides influençant les conditions menant à la formation planétaire qui s’ensuit.

Ces observations ont été réalisées dans le cadre du programme Early Release Science (ERS) « Ice Age », avec le télescope spatial James Webb (JWST)1 , par une équipe internationale pilotée par l’Observatoire de Leyde (Pays-Bas) et impliquant des scientifiques du laboratoire Physique des interactions ioniques et moléculaires (PIIM, CNRS/Aix-Marseille Université), de l’Institut des sciences moléculaires d'Orsay (ISMO, CNRS/Université Paris-Saclay), du Laboratoire d’astrophysique de Bordeaux (LAB, CNRS/Université de Bordeaux) et du Laboratoire d'études du rayonnement et de la matière en astrophysique et atmosphères (LERMA, CNRS/Sorbonne Université/Observatoire de Paris/CY Cergy Paris Université). Les données récoltées du nuage dense du Caméléon I démontrent que la croissance de ces grains peut être observée à distance, et débute très tôt dans la vie des nuages interstellaires, avant la phase dite protostellaire qui mènera à la formation de nouvelles étoiles et leur cortège possibles de planètes. Ce grossissement a pour conséquence de changer de manière significative l’interaction de la lumière avec ces grains, qui commencent à diffuser la lumière de manière significative et sélective en fonction de la longueur d’onde.

Les profils spectroscopiques des bandes de glace observés dans le domaine infrarouge sont alors modifiés, ce qui en font des marqueurs de l’évolution de la taille des grains. Une analyse spectrale fine de ces profils, sondés en regardant l’extinction de la lumière provenant d’étoiles de notre Galaxie situées en arrière-plan du nuage dense du Caméléon, confirme que les grains glacés atteignent des tailles de l'ordre du micron. Ces grains, plus grands que ceux rencontrés dans le milieu interstellaire classique sont plus grands que la taille de grain jusqu'à présent mesurée dans ces environnements. Cela implique de nombreuses modifications dans la microphysique locale, notamment qu’un transfert de masse des petits grains aux plus grands grains s’est opéré, une potentielle réduction de la surface des grains disponible pour les réactions chimiques, et la modification de la pénétration et de la propagation des champs de rayonnement stellaires extérieurs au nuage. La déformation des profils observés complique aussi la détermination des abondances chimiques. L'observation d'une croissance importante des grains glacés dans les nuages denses contraint de manière quantitative l'évolution de la taille des grains avant la formation des étoiles et des planètes.

Ces observations du JWST sondent ainsi la croissance des grains au cœur des nuages denses. Les profils spectroscopiques des bandes de glace observées sont tellement déformés qu'il n'est plus possible de négliger les effets physiques lors de l'interprétation des informations chimiques contenues dans ces spectres. La gamme spectrale couverte du proche au moyen infrarouge permet de sonder plusieurs bandes de glace simultanément, augmentant considérablement le niveau de contrainte pouvant être établi sur la distribution de la taille des grains. Le grossissement à des tailles microniques combiné avec le ratio élevé du volume de glace par rapport à la matière plus réfractaire observé le long de ces lignes de visées indique que l'agrégation et la condensation de la phase gazeuse se produisent toutes deux de manière concomitante. De telles observations de la croissance importante des grains dans la phase de nuage dense contraignent donc la dépendance temporelle de la taille des grains le long de la trajectoire évolutive des régions de formation d'étoiles.

Nous dédions cet article à la mémoire du Professeur Harold Linnartz, notre collègue parti trop tôt et qui manquera cruellement à toute l'équipe de l'âge de glace.

L'art de mesurer la taille des grains interstellaires: ce que révèle JWST
Illustration du télescope spatial JWST mesurant la taille des grains interstellaires.
© Dartois et al.

Références
Spectroscopic sizing of interstellar icy grains with JWST
E. Dartois, J. A. Noble, P. Caselli, H. J. Fraser, I. Jiménez-Serra, B. Maté, M. K. McClure, G. J. Melnick, Y. J. Pendleton, T. Shimonishi, Z. L. Smith, J. A. Sturm, A. Taillard, V. Wakelam, A. C. A. Boogert, M. N. Drozdovskaya, J. Erkal, D. Harsono, V. J. Herrero, S. Ioppolo, H. Linnartz, B. A. McGuire, G. Perotti, D. Qasim & W. R. M. Rocha.
Nature Astronomy, janvier 2024
https://doi.org/10.1038/s41550-023-02155-x

  • 1Le JWST est un partenariat international entre la NASA, l'ESA et l'Agence spatiale canadienne (ASC).

Contact

Emmanuel Dartois
Directeur de recherche CNRS à l’Institut des sciences moléculaires d'Orsay (ISMO, CNRS/Université Paris-Saclay)
Jennifer Noble
Chargée de recherche CNRS au laboratoire Physique des interactions ioniques et moléculaires (PIIM, CNRS/Aix-Marseille Université)
Communication CNRS Ingénierie